Le travail nié, le travail relégué, le travail dévalorisé, … à quand le travail libéré ? par Jacques Duraffourg








Jacques DURAFFOURG

J'ai eu le grand privilège d'être d'abord un élève de Jacques Duraffourg, au Laboratoire d'Ergonomie du CNAM, en 1985, puis son collègue de travail. Je raconterai plus en détail cette rencontre, ses effets. Jacques nous a quitté brutalement le 23 septembre 2008, après avoir lutté contre une maladie qu'il a pu faire reculer durant un certain temps. Son oeuvre reste inachevée et laisse un vide dans le processus de construction d'un point de vue de l'Activité auquel il tenait tant et pour lequel il a oeuvré toute sa vie. Sa capacité à décrire l'Activité humaine dans toutes les nuances qui la constituait a toujours émerveillés les étudiants auxquels il s'adressait. Jacques a déclenché le désir d'apprendre le métier d'ergonomiste chez de nombreuses jeunes et tous sont devenus de grands professionnels.

Cette brève présentation n'est que provisoire. Elle introduit son coup de gueule fameux, rédigé durant la campagne électorale de 2007, que l'on trouvera ci-dessous.



Note de Jacques Duraffourg - 15 mai 2007

Au nom du temps passé, avec d’autres et en particulier aux côtés d’Alain Wisner*, pour qu’enfin l’activité de travail soit reconnue comme l’activité civilisatrice qu’elle peut et doit être, me permettra-t-on quelques considérations sur la manière dont le travail a été abordé, ou plutôt contourné, par tous les protagonistes de la campagne que nous venons de vivre ?

Si, par hypothèse, le discours politique entretient encore quelques rapports avec la « réalité », il semblait logique d’espérer que le travail fut enfin au centre des débats. L’histoire des joutes électorales ne plaidait pas pour une telle espérance. Aussi loin que remontent mes souvenirs, le travail est quasiment absent des controverses politiques. Ce silence sur cette activité par laquelle les femmes et les hommes produisent leur existence et font société a toujours été pour moi un grand sujet d’étonnement. On entend parler d’emploi, de salaire, de durée du travail …toutes choses importantes, essentielles même, à condition toutefois qu’elles soient rapportées au contenu de ce que font les salariés pendant cette durée professionnelle, dans ces emplois et pour ce salaire. À l’écoute de ce jeune homme qui travaille chez Renault Douai, cela semble relever du simple bon sens. Il bénit le ciel d’avoir un CDI, il le remercie chaque jour pour son salaire, mais il raconte l’esclavage représenté par les quelques gestes répétitifs qui « meublent » la minute et demi de son temps de cycle et la course pour aller « casser la croûte » à l’extérieur du vaste atelier pendant les quelques minutes de pause qui sont consenties aux salariés dans la matinée.

Il est somme toute assez logique que la droite ignore le travail, préoccupée qu’elle est par la rentabilité du capital. On comprend plus difficilement que la gauche laisse en friche une question qui devrait être le centre de gravité de sa réflexion et de ses propositions politiques. Elle a laissé l’espace pour le représentant parmi les plus durs et les plus conséquents de la droite de se poser en défenseur de la « valeur travail ». C’est le monde à l’envers. N’est-ce pas ce capitalisme extrême qui nous ramène au « laissez faire » sans limite du XIXème siècle et au slogan de M. Guizot – « enrichissez-vous » - ? C’est un représentant éminent de cet ultralibéralisme, assumé et revendiqué, qui se pose en chevalier blanc du travail ? Son discours est certes à double fonds. Lorsqu’il parle travail, il faut comprendre performance ; lorsqu’il évoque sa valeur il faut entendre mérite. Discours stratégique des directions d’entreprise et des services de gestion des ressources humaines chargés de sa mise en œuvre. Il s’agit en fait de gérer le travail comme une ressource à exploiter, au même titre que le minerai, l’énergie ou l’information. Ce travail-là ne s’intéresse pas aux hommes. Derrière la paille des mots, il est question d’aggravation de l’exploitation. Un certain Lionel Stoléru nous avait déjà fait le coup, il y a plus de trente ans : sous la houlette de V Giscard d’Estaing, il voulait revaloriser le travail manuel, artifice idéologique ayant pour objectif de confiner de crise du travail, ouverte par la remise en cause du taylorisme-fordisme, à la question technique de son organisation. Il va bien falloir revenir aux fondamentaux pour sortir de ce mensonge distillé au quotidien dans les entreprises et installé désormais au centre du pouvoir politique.

Mais quoi, la droite était dans son rôle et il faut être naïf pour s’en étonner. Elle manifeste simplement cette fois plus d’arrogance que de coutume et une dose certaine de démagogie. Plus grave, la réponse de la gauche, si tant est que l’on puisse considérer qu’il y a une réponse, a dépassé tout ce qu’on pouvait imaginer dans l’inconsistance.

Du côté de la challenger supposée, nous avons assisté à une course en relais plutôt qu’à une course disputée. Pas grand chose pour évoquer le prix de cette exploitation renforcée du travail : le différentiel d’espérance de vie qui s’aggrave, la dégradation de la santé des salariés, le harcèlement moral qui se développe, les suicides sur les lieux de travail qui ont pourtant fait l’actualité pendant cette campagne. Une fois la pénibilité a été évoquée, sans grande insistance. Cela est pourtant reconnu par tous les professionnels de la santé au travail, à telle enseigne qu’Annie Thébaud Mony spécialiste reconnue des conséquences du travail sur la santé, réclame la création d’un tribunal international du travail « devant lequel serait traduit en justice ceux qui, sciemment, transforme le travail en un lieu de violence et de mort ». Qui ne dit mot consent, dit le proverbe. Dans cette gauche-là on consent donc à l’oppression des travailleurs au nom de la compétitivité, de l’adaptation à une forme capitaliste de la mondialisation où la destruction des travailleurs français fait écho à celle de leurs frères de misère en Roumanie, en Chine, au Mali ou en Bolivie.

Ce n’est pas affaire récente. Dans les années 90, il était du dernier chic, chez les mêmes, de dénoncer le travail, cette « valeur en voie de disparition » contribuant à dissimuler l’importance anthropologique du travail derrière la réalité historique de son exploitation sous la forme du salariat. Ma grand-mère aurait considéré que c’était jeter le bébé avec l’eau du bain ! L’indigence de l’analyse ouvrait un boulevard à l’opération à laquelle nous avons assisté : la remise en selle du travail sous la forme, aurait dit le vieux Marx, de l’affreuse nécessité au nom de laquelle de prétendues exigences morales tiennent la main à de prétendus impératifs économiques. On sait depuis longtemps que la pauvreté devient acceptable pour ne pas dire désirable, dès lors que la charité, pratiquée avec prudence disait le droit canon, permet aux élites de soigner leur bonne conscience. Il en est de même pour le travail : son exploitation devient tolérable si la nécessité revêt les oripeaux du mérite (se faire soi-même), du courage (se lever tôt) et bénéficie de l’obole de quelques heures supplémentaires non imposées.

Restait à ma désespérance l’espoir d’une authentique réaction de l’extrême gauche. L’un de ses dirigeants s’est chargé de lui donner l’estocade. À la tribune de la mutualité, renvoyant dos-à-dos, à juste titre en ce domaine, M Sarkozy et Mme Royal, il a cloué cette dernière au pilori en déclarant de façon péremptoire : « lorsqu’on est de gauche, on ne parle pas de valeur travail, on parle de droit à l’emploi ». La messe était dite pour la présidentielle.

Mais la semaine suivante, l’enterrement continue. Dans un article intitulé « OPA sur la valeur travail », le journaliste de l’Humanité reconnaît que « la crise du travail (a) été reléguée - dans les discours de tous bords - à l’arrière plan de celle de l’emploi et du chômage ». Après avoir souligné que « la description répétée des réalités d’un travail en souffrance entrait en résonance avec le vécu de beaucoup de salariés électeurs en mal de reconnaissance de leur propre travail », il remarque que « la manipulation était certes énorme ». On s’attend à ce qu’il souligne la responsabilité de la gauche. Que nenni ! « Si son discours [de Sarkozy] a opéré n’est-ce pas aussi du fait d’un déficit de crédibilité des propositions alternatives défendues par la gauche en matière de salaire et d’emploi ». Une fois de plus, exit du travail. Après avoir, dans un éclair de lucidité, identifié une crise gravissime du travail, l’auteur immédiatement renvoie la crise du travail à l’arrière plan de celle de l’emploi, ce qu’il avait lui-même dénoncé quelques lignes plus tôt. C’est véritablement la boussole qui est faussée : quoi que l’on fasse, l’aiguille revient à sa position initiale. Ce serait à désespérer si…

Aucun, je dis bien aucun, des problèmes qui se posent à notre société ne pourra être pensé sérieusement tant que le travail dans son contenu et pas seulement dans ses conditions ne sera pas au centre de tous les acteurs de notre vie politique, économique et sociale. Il n’y a pas de possibilité d’un « vivre ensemble démocratique », tant que les femmes et les hommes devront produire leur existence sous le joug d’un système socio-technique supposant, pour cause de rentabilité financière, une déréalisation de leur activité de travail.

Il y a des réalités qu’on ne peut contourner indéfiniment.

Jacques Duraffourg - Ergonome

* Professeur, titulaire de la Chaire de Neurophysiologie du travail-Ergonomie du Conservatoire National des Arts et Métiers, A. Wisner était membre fondateur de la Société d’Ergonomie de Langue Française (SELF). Il a été l’un des principaux protagonistes, mondialement reconnu, du mouvement d’amélioration des conditions de travail.

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